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Un monde tripolaire

Sébastien Jean, professeur d’économie au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) – Paris. Forum du Cercle des DRH Européens, Lisbonne2022.

Le 24 mars, Larry FINK a écrit une lettre à ses actionnaires dans laquelle il disait :

« l’invasion russe de l’Ukraine met un terme à la mondialisation telle qu’on la connait depuis trois décennies ».

La fin de la mondialisation est encore une fois annoncée !

Je ne me hasarderai pas à une telle prédiction ! Il me paraît plus important de prendre du recul pour proposer une lecture du monde tel qu’il est en train d’évoluer, d’un point de vue économique et géopolitique, avec l’émergence d’une logique tripolaire.

 

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Un monde tripolaire

 

Sébastien Jean, professeur d’économie au Concervatoire National des Arts et Métiers (CNAM) – Paris. Forum du Cercle des DRH Européens, Lisbonne2022.

Le 24 mars, Larry FINK a écrit une lettre à ses actionnaires dans laquelle il disait : « l’invasion russe de l’Ukraine met un terme à la mondialisation telle qu’on la connait depuis trois décennies ». La fin de la mondialisation est encore une fois annoncée ! Je ne me hasarderai pas à une telle prédiction ! Il me paraît plus important de prendre du recul pour proposer une lecture du monde tel qu’il est en train d’évoluer,  d’un point de vue économique et géopolitique, avec l’émergence d’une logique tripolaire.

Il faut commencer par écouter les gouvernants occidentaux, ce qui aide à réaliser à quel point les choses ont changé en l’espace de deux décennies, relativement peu de temps à l’échelle historique. En mars 2000, Bill CLINTON, qui à l’époque allait recevoir le Premier Ministre chinois pour négocier ce qui allaient être les termes de l’accord bilatéral sur l’accession de la Chine à l’OMC, avait dit : « En rejoignant l’OMC, la Chine ne donne pas seulement son accord pour importer plus de nos produits. Elle donne son accord pour importer l’une des valeurs que nous chérissons le plus en démocratie : la liberté économique ». Je trouve une autre affirmation assez significative dans ce contexte, cette fois-ci de Tony BLAIR en septembre 2005, qui disait : « J’entends des personnes qui se demandent si on doit s’arrêter et débattre de la mondialisation ; mais autant se demander si l’automne doit suivre l’été. Ce ne sont pas des questions que l’on se pose en Chine ou en Inde ». Également très révélatrice, et très importante politiquement, le 15 novembre 2008, dans le cœur de la tempête de la crise financière, la déclaration des chefs d’État et de gouvernement du G20 qui soulignaient « combien il est vital de rejeter le protectionnisme » et annonçaient leurs efforts pour « parvenir cette année à un accord […] conduisant à la conclusion de l’agenda pour le développement de Doha ».

Avance rapide : dix ans presque jour pour jour après cette déclaration du G20, Donald TRUMP se vantait sur les réseaux sociaux d’être « Tariff Man ». L’intervention d’Emmanuel MACRON juste avant le confinement en mars 2020, malgré son ton beaucoup plus policé et moins frontal, est également significative : « Ce que révèle cette pandémie c’est qu’il existe des services qui doivent rester en dehors des lois du marché ; déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». On voit à quel point la vision de la mondialisation a changé. Il y a quelques jours, la Chine a annoncé qu’elle annulait l’organisation de la coupe d’Asie en 2023. Cela veut dire qu’aujourd’hui, la Chine pense que l’an prochain, trois ans et demi après le début de la pandémie, elle ne sera toujours pas en position d’accueillir des étrangers en nombre. Quelque chose a changé ; pas seulement à cause de la guerre en Ukraine, et d’ailleurs pas dans une évolution monolithique.

Pour comprendre cette rupture, la grille de lecture tripolaire est éclairante ; non pas parce que ces trois pôles constitueraient l’essentiel du monde, loin de là puisque la Chine, l’Europe et les États-Unis ne représentent que 30 % de la population mondiale : d’autres zones sont primordiales à d’autres égards, mais aujourd’hui, ces trois pôles sont structurants pour la marche du monde et de l’économie. Je vais tenter de vous montrer pourquoi. En termes de taille, ces trois blocs représentent 53 % du PIB mondial, ce qui est amusant car, à 1 % près, c’était déjà leur taille combinée en 1975. C’est également aussi à peu près exactement leur part dans les exportations manufacturières et dans le dépôt de brevets triadiques dans le monde. Mais surtout, au-delà du poids, ils sont structurants, c’est-à-dire qu’ils sont centraux dans les réseaux, le reste s’organisant autour d’eux. Pour essayer d’illustrer comment ces interactions entre ces trois pôles ont pu forger la marche de l’économie mondiale, il faut revenir un peu en arrière, en particulier à la crise économique et financière de 2007-2009. Pourquoi ? Parce qu’elle a vraiment été une période de rupture, comme on peut le voir sur beaucoup de courbes, et qu’elle a marqué le sommet en termes de taux d’ouverture commerciale au niveau mondial, même s’il a assez peu baissé depuis. Elle a marqué la fin de ce que certains appellent l’hyper-mondialisation, c’est-à-dire une période de mondialisation accélérée, par l’extension et l’intensification des interdépendances économiques du début des années 1990 jusqu’à cette crise, avec un quasi doublement du taux d’ouverture commerciale au niveau mondial et un triplement du stock d’investissements directs à l’étranger en proportion du PIB mondial. Politiquement, cette période a été marquée par la politique d’engagement des occidentaux vis-à-vis de la Chine, notamment par son accession à l’OMC en décembre 2001. Cette période a également été sous fort contrôle américain du point de vue politique. Depuis, les choses ne fonctionnent plus exactement de la même manière, quelque chose s’est cassé ; que s’est-il passé ?

Tout d’abord, ce qui est fait n’est plus à faire : les chaînes de valeurs mises en place, les investissements réalisés à l’étranger étaient là, ils n’allaient pas être refaits. Il y a également eu une montée en gamme – et en prix ! – de la Chine. Le salaire en Chine n’est plus du tout de 5 euros, il s’est accéléré à cette période et même encore après. Si bien qu’en 2016, le salaire minimum à Shanghai était supérieur à 300 euros par mois, similaire à celui de la Hongrie et deux fois plus élevé qu’en Bulgarie. Ensuite, cette crise financière a été d’une ampleur dantesque, qui a mis en péril le système financier, qui a été extrêmement profonde dans ses conséquences commerciales et économiques de par le monde. Comment nos grands acteurs ont-ils réagi ? Pour la Chine, le grand défi à ce moment-là était essentiellement de deux ordres : premièrement maintenir sa croissance ; la Chine était dans une dynamique de croissance ultra rapide à l’époque. Comment faire pour ne pas avoir de perturbations économiques remettant en cause la stabilité sociale du pays ? Deuxième préoccupation majeure : rééquilibrer sa croissance suite à la prise de conscience qu’elle était trop dépendante de l’étranger, des exportations et du secteur manufacturier. Les moyens engagés ont été extraordinaires : la Chine a mis en œuvre en 2009 un plan de relance de 600 milliards de dollars. Certains ont d’ailleurs appelé 2009 « l’année du miracle chinois ». De fait, elle a mis en œuvre une politique de relance massive, et peu en Occident ont réalisé à quel point la Chine avait contribué à atténuer la dépression économique qui a suivi cette crise. Comment la Chine a-t-elle fait ? Par le crédit, par des investissements massifs dans les infrastructures, ce qui est très important. C’est l’État, avec des marchés pour les entreprises chinoises. Elle aurait pu faire autrement, avec des transferts de richesses vers les ménages, mais ça n’a pas été le cas.

Ce fut une période charnière. Si on compare le PIB de la Chine à la moyenne des États-Unis et de l’Europe, en 2007, la Chine faisait 48 % de ce référentiel transatlantique. En 2012, elle était à 75 %. C’est un tournant en terme quantitatif mais également qualitatif car le moteur de crédit a été massivement allumé et les Chinois n’ont pas pu l’éteindre depuis. Il y avait une volonté de rééquilibrage mais, de ce point de vue, on a plutôt assisté à un déséquilibrage. En termes d’impact, quand on regarde l’excédent courant de la Chine, il a diminué par rapport à ce qu’il était avant la crise, mais si on regarde l’excédent commercial de l’industrie chinoise, en proportion du PIB mondial, la réalité est qu’il était de 0,8 % en 2007, et en 2015, il avait doublé pour atteindre 1,6 %.

Qu’ont fait les États-Unis pendant et après cette crise ? Le défi a évidemment été l’impact ravageur sur la société et l’économie américaines. Elle a ravivé des plaies qui étaient déjà béantes en termes de déclin industriel et d’inégalités. Comme tout le monde, ils ont vu que la Chine changeait de catégorie pour devenir un concurrent beaucoup plus sérieux. La première réaction des États-Unis a été macroéconomique : ils ont fait feu de tout bois pour utiliser leur puissance financière et leur statut de monnaie de réserve internationale grâce auquel ils peuvent emprunter sans limites. Deuxièmement, étant donné ce changement de statut de la Chine, ils ont mis fin à leur politique d’engagement. Sous Obama, cela s’est traduit par ce qu’on appelle le pivot vers l’Asie, c’est-à-dire une priorité militaire et stratégique donnée à l’Asie, et en particulier à l’endiguement de la Chine, considérée comme concurrent principal. Cette stratégie s’est essentiellement appuyée sur les projets de partenariats transpacifiques et transatlantiques. Des actions ont également été lancées dans le cadre de l’OMC, ce que les États-Unis avaient relativement peu fait auparavant. Troisième élément, à ce moment, il est apparu très clair que les États-Unis ne voulaient plus payer pour le leadership mondial. L’impact principal a été une rupture géopolitique.

Dans ce contexte, comment l’Union européenne a-t-elle traversé cette phase ? Premièrement, on a assisté à un affaiblissement économique sur la période, ce qui est assez paradoxal étant donné que cette crise était américaine. Ceci est principalement dû au fait que l’Europe n’est pas aussi centrale sur le plan financier au niveau mondial. Cette crise a aussi remué le couteau dans la plaie et révélé à quel point la dynamique qui s’était mise en place depuis la formation de la zone euro était déstabilisante en Europe. Cette dynamique était fondée sur une mécanique de divergence plus que de convergence. Cette crise a été très difficile à gérer en Europe. Elle a révélé des fractures et une hétérogénéité importantes, avec une Allemagne qui s’en est nettement mieux sortie que les autres, mais aussi la concentration de l’industrie et l’ampleur des différences entre les pays, et la nécessité d’intervention des États pour corriger tout cela, en dehors de la correction de l’activité des banques. On a également pu observer des fractures en termes de vision, qui sont devenues de plus en plus nettes au fil des années :

La leçon principale à tirer de cette époque pour l’Europe a été cette période, environ de 2007 à 2016, pendant laquelle elle a été confrontée à la politisation de la mondialisation, aussi bien au sein de l’Europe que dans ses relations extérieures. Le multilatéralisme reste la préférence de l’Europe, c’est dans son ADN, dans ses principes, dans ses intérêts, mais avec une prise de conscience quant au fait que la règle ne suffit pas, en particulier pour gérer la concurrence avec la Chine. Il y a eu un tournant dans le débat public, notamment en Allemagne, à l’été 2016, suivant la controverse autour du rachat de Kuka, le leader mondial de la robotique industrielle par le chinois Midea. Au-delà, l’Allemagne a réalisé qu’une vague massive d’acquisitions chinoises était en cours sur des entreprises de haute technologie, ce qui n’était évidemment pas le résultat d’une stratégie économique mais la conséquence directe du plan chinois « Made in China 2025 » de 2015, un des faits structurants de cette période.

Cela a rapproché l’Allemagne et la France dans le regard porté sur la façon de gérer ces relations économiques extérieures. Dans l’évolution de la Chine, un aspect majeur sur la période a été l’accession au pouvoir en 2012 de Xi Jinping, qui a marqué un très fort tournant à la politique chinoise, avec une reprise en main vigoureuse, une volonté de diminuer sa dépendance à l’étranger et de parier sur le fait d’être autosuffisant sur un certain nombre de secteurs. En Europe, la politisation de la mondialisation est aussi passée par la crise des migrants, qui a eu un impact énorme, avec un plus grand souci du rapport de force.

Depuis lors, trois crises ont été structurantes : Trump, le Covid et la guerre en Ukraine. Pour Trump, la base est un changement de stratégie des États-Unis par rapport à la mondialisation en général et plus particulièrement la Chine.  C’était un de ses arguments de campagne majeurs. On sort du cadre de l’OMC, on va vers l’affrontement frontal, on désigne la Chine comme concurrent stratégique (2017), on conteste la mondialisation, ce qui donne une tentative de destruction du cadre, avec assez peu d’initiatives constructives, il faut le souligner. Des accords ont tenté de conditionner les échanges à des conditions de syndicalisation du droit du travail, qui peut être quelque chose d’intéressant mais qui a jusqu’à maintenant joué un rôle mineur, et l’administration Biden y travaille aujourd’hui. Les sanctions extraterritoriales se sont multipliées. Des restrictions aux exportations ont également été imposées. Une politisation très forte et conflictuelle des relations extérieures, mais surtout avec la Chine, mais il n’y a finalement pas eu de propositions alternatives structurées.

Comment la Chine a-t-elle réagi à cette crise ? Elle a essentiellement assumé son rang, ce qui représentait une véritable rupture par rapport au gouvernement précédent. Cela a été un choc pour les gouvernants chinois, de réaliser à quel point l’Amérique était peu fiable. La conclusion qu’ils en ont tirée est qu’il faut accélérer le recentrage en cours, la réaffirmation politique, par réaction. Ou pour le résumer plus simplement : les sanctions américaines nous ont frappé à l’improviste, mais on ne nous y prendra pas deux fois. D’où le mot d’ordre d’avoir des chaînes de valeur en Chine qui soient « autonomes et contrôlables ». En pratique, ce que disent les entreprises européennes installées en Chine, c’est que cela signifie qu’elles sont souvent contraintes de s’approvisionner en Chine. La Chine veut dépendre le moins possible de l’étranger et fait des efforts politiques et économiques très clairs en ce sens. On a également assisté à une accélération de l’investissement dans le militaire et dans l’intelligence artificielle.

Pour ce qui est de l’Europe, la « crise » Trump a été avant tout un choc de confiance. Mais elle a également donné lieu à une prise de conscience : beaucoup se sont dit que Trump n’avait pas complètement tort et qu’en effet, la Chine ne « joue pas le jeu ». De fait, toutes nos tentatives de faire appliquer les accords internationaux depuis 15 ans sont très frustrantes dans leurs résultats. Au moment où Trump a véritablement commencé à mettre en œuvre ses guerres commerciales contre la Chine au printemps 2018, l’Europe a soulevé une plainte auprès de l’OMC alignée sur les plaintes des américains, notamment sur les questions de technologie et de protection des droits à la propriété intellectuelle. Il y a d’ailleurs eu un groupe de travail tripartite (États-Unis, Japon et Europe) sur la façon de faire évoluer les règles sur les subventions industrielles dans l’OMC. En 2017, lors du sommet du G7 de Taormine, Angela Merkel déclarait : « nous, les Européens, devons prendre en main notre propre destin », ce qui résume bien le constat effaré que font alors les Européens que les États-Unis, à qui ils avaient en grande partie sous-traité leur sécurité, s’avéraient être un partenaire peu fiable.

Concernant le Covid, plusieurs enseignements intéressants sont à tirer. Premièrement, c’est une crise de la mondialisation, y compris dans son sens physique. Tous les dysfonctionnements qui sont apparus sur les chaînes de valeur ont révélé une certaine fragilité et en même temps leur agilité. En effet, même s’il y a eu beaucoup de perturbations, le choc a été extrêmement violent et soudain mais le commerce mondial a suivi et a même augmenté depuis. Des vaccins ont été trouvés en un temps record, sur la base de coopérations internationales. Aucun pays ne peut dire qu’il aurait réussi seul. En Europe, cela a beaucoup frappé les esprits dans ce que cela a révélé de notre dépendance, ce qui a renforcé une certaine détermination à aller vers ce que l’on appelle l’autonomie stratégique. Pour les États-Unis, au début on a assisté à un échec du soft power, avec un tableau désolant de la façon dont ils ont initialement répondu à la pandémie. En termes politique et économique, on a pu voir un renforcement des politiques du « Buy America », avec des restrictions locales sur les dépenses gouvernementales d’achat, qui est resté depuis. La réponse macroéconomique a été massive : ils ont utilisé à fond leur rôle central unique dans le système financier mondial. Il semblerait même qu’ils en aient fait un peu trop. C’est une donnée de fond pour comprendre la façon dont fonctionne la mondialisation aujourd’hui. La Chine a été confortée dans son idée de nécessité de se protéger de l’étranger ; elle a commencé par une sorte de complexe de supériorité sur son modèle de gouvernance. Un autre élément significatif a été l’échec de la valorisation de cette bonne réponse initiale en termes de soft power, qui montre qu’ils ont mal compris le jeu, étant trop agressifs dans l’approche diplomatique. L’isolement a eu étonnamment peu d’impact commercial jusqu’ici mais cela ne signifie pas qu’il n’ait pas des conséquences profondes sur les liens et les capacités de compréhension mutuelle. Cela fait bientôt trois ans que la Chine est isolée physiquement, ce qui est en train de changer la donne. Il existe actuellement une pression, entretenue par le gouvernement chinois, pour siniser les états-majors des entreprises étrangères en Chine.

Troisième choc structurant : l’Ukraine, avec la réalisation cruelle, pour ceux qui avaient pu croire que ce serait le cas, que la mondialisation n’apporte pas la paix. C’est finalement un rappel assez brutal du fait que les relations commerciales sont conditionnées par le politique. On voit également que, dans ce contexte de mondialisation, les répercussions sont mondiales. Le choc est très profond, notamment parce qu’il se caractérise, au-delà de sa dimension géopolitique, par le fait qu’on donne une dimension nouvelle aux sanctions économiques, en tout cas dans l’après-Seconde guerre mondiale. On accroit la politisation des relations commerciales, et assez ironiquement l’Europe est au premier rang pour le faire, alors qu’elle est assez mal armée pour en gérer les conséquences. Deux clefs de voûte correspondent à la partie financière et à la partie réelle des sanctions. Dans l’entre-deux guerres, au Royaume-Uni, on parlait à propos des sanctions économiques de la vision du Trésor, visant à assécher le pays-cible en devises, par opposition à la vision de l’Amirauté, qui se focalise sur l’assèchement des approvisionnements matériels. Aujourd’hui, on pratique les deux, avec une menace ultime désormais clairement définie dans les deux cas : le gel des réserves de la banque centrale et les interdictions d’exportations de façon générale et en particulier des technologies sensibles. C’est une dimension nouvelle de la mondialisation qui va désormais jouer un rôle central ; au-delà du choc macroéconomique, il est important pour penser l’avenir de comprendre comment les comportements s’en trouvent modifiés. Dans ce nouveau contexte, tous les gouvernements vont donner plus d’importance à la recherche de sécurité, avec quatre objectifs principaux :

  1. Sécuriser les approvisionnements, surtout sur les produits difficiles à remplacer, notamment les matières premières. À ce sujet, l’Europe est très en retard.
  2. Assurer la robustesse des chaînes de valeur et des infrastructures critiques, c’est-à-dire mieux anticiper les chocs.
  3. Essayer d’être du « bon côté » : il existe de plus en plus de réseaux qui concentrent énormément de pouvoir dans leur centre, notamment dans la finance, le numérique ou encore l’information. On assiste à un phénomène d’asymétrie extrêmement fort.
  4. Maîtriser les technologies critiques, dont le domaine a également été étendu.

Où va-t-on lorsque l’on fait la somme de tout cela ? Y a-t-il eu une démondialisation ? La réponse est non : la mondialisation s’est peut-être un peu ralentie, le taux d’ouverture n’a pas augmenté mais il reste élevé. Par rapport à fin 2019, en février 2022, en volume, les échanges au niveau mondial étaient 8 % plus élevés. Le commerce mondial a très bien rebondi de façon générale. Même le commerce bilatéral entre les États-Unis et la Chine a augmenté ces dernières années, malgré leurs conflits. Pour autant, il ne faut pas avoir une vision monolithique des choses. Si l’on regarde comment a évolué l’ouverture commerciale depuis 2008, le tableau est assez contrasté : en Chine, le taux d’ouverture, c’est-à-dire la moyenne des exportations et importations de marchandises en proportion du PIB, de 27 % en 2008, a été ramené à 15 % en 2019, soit près de la moitié, une véritable rupture. Aux États-Unis, on est passé de 11 % en 2008 à 9 % en 2019, ce qui représente plus un tassement qu’une réelle baisse. L’Europe, quant à elle, est passée de 13 % en 2008 à 15 % en 2019, en excluant le commerce intra-européen. C’est une augmentation qui n’est pas négligeable.

Des tendances hétérogènes, des tensions géopolitiques croissantes, mais l’Union européenne reste importante pour réfléchir à tout cela, parce que c’est la seule puissance industrielle historique à avoir vraiment défendu sa position. Il y avait trois superpuissances industrielles dans les années 1980 et 1990 : le Japon, les États-Unis et l’Europe. Si l’on analyse l’évolution de leurs parts de marché dans les exportations manufacturières mondiales entre 1997 et 2020, constate un effondrement pour le Japon et les États-Unis, avec une baisse de 55 % et 51 % respectivement, contre seulement 12 % pour la zone euro. Du point de vue économique, cette polarisation n’est donc pas toujours au désavantage de l’Europe. L’autre aspect fondamental, ce sont les défis communs qui se présentent à nous.

Pour comprendre la période qui vient, je mettrais en avant deux constats que me semblent à la fois nouveaux et potentiellement structurants. Le premier est le fait que nous sommes dans une situation d’interaction économique étroite, sous forte tension politique, ce qui n’a pas de précédent historique. Le second, c’est que le monde est devenu petit par rapport aux défis communs qui se posent à nous. Commençons par le premier, l’interdépendance économique étroite sous tensions politique. Après la seconde guerre mondiale, la mondialisation s’est développée sous protection américaine, donc sans tension comparable, et l’hyperdomination américaine qui a suivi la fin de la guerre froide ne souffrait guère de contestation. La situation présente est donc nouvelle ; est-elle viable ? La question reste ouverte, on ne peut pas se référer à l’histoire pour trouver une réponse. Nous sommes dans un contexte où les relations commerciales vont être non pas tant un vecteur d’adoucissement des mœurs comme voulait le croire Montesquieu, mais plutôt un levier politique. Est-ce qu’on va vers une logique de bloc ? Même si la Chine est traditionnellement proche de la Russie, elle ne s’affiche pas non plus comme son alliée et préfère limiter le coût de son soutien, donc ce n’est pas certain. Est-ce qu’on va vers un découplage ? La réponse varie beaucoup d’un pays à l’autre : les États-Unis le recherchent, au moins partiellement ; autre point important, la démocratie américaine est malade, avec une animosité entre partis politiques qui est profondément problématique. Pour la Chine, ses tendances à l’autosuffisance se renforcent actuellement, ce qui se traduit essentiellement pour les entreprises par une espèce de tri sélectif : si vous apportez de nouvelles technologies utiles pour la Chine, vous êtes les bienvenus, vous êtes même aidés ; si au contraire vous êtes dans un secteur dans lequel la Chine pense qu’elle n’a plus besoin de l’étranger, vous êtes au minimum face à des obstacles, voire complètement évincés du marché ; dans certains secteurs, vous êtes acceptés en tant que concurrent, vous allez permettre de faire baisser les prix, ce qui n’est pas une mauvaise chose pour le pouvoir chinois. Une des conséquences est aussi un découplage, mais pas entre blocs, plutôt au sein des entreprises : de plus en plus d’entreprises occidentales constatent qu’il n’est aujourd’hui plus possible d’avoir un mode de gouvernance unifié car les autorités chinoises les obligent à appliquer des règles différentes, par exemple sur le numérique. Face à ce risque de découplage, l’Union européenne reste à ce stade la seule à croire au multilatéralisme. Cependant, l’accent est de plus en plus mis sur les questions de sécurité, renforcé par les préoccupations sur le caractère dysfonctionnel de la démocratie américaine, qui est une véritable menace pour nous aujourd’hui.

Toutes ces tensions politiques sont accompagnées d’un contrecourant économique : dans les technologies de pointe, on a atteint un niveau de sophistication tel qu’il est impossible de rester au meilleur niveau sans une division très poussée du travail au niveau international. Il faut faire appel aux meilleurs au niveau mondial, qui ne sont pas tous dans le même pays. C’est très visible dans des secteurs comme la pharmacie ou l’aéronautique. Autre aspect : le monde devient petit, c’est-à-dire que la société humaine est devenue tellement grande que cela pose beaucoup de problèmes, et c’est une nouveauté. Le premier défi est le climat mais c’est loin d’être le seul : la chute de la biodiversité est tout aussi alarmante que le réchauffement climatique ; la santé est aussi devenue un problème global, comme on a pu le voir avec les variants Covid. La technologie, la recherche, sont mondiales. La paix est également une problématique mondiale. On voit d’ailleurs les potentialités de conflit massives sur les ressources, par exemple avec le grand barrage de la renaissance éthiopienne sur le Nil. Ces défis communs nécessitent de faire des choix douloureux, de réussir à se discipliner collectivement, car l’emprunte humaine est de plus en plus difficilement supportable pour la planète. Dans ce monde, rendu petit par le développement de nos moyens de communication et de transport, il n’est plus possible de s’isoler ; le repli n’est pas une option. Il faut donc gérer ce que les asiatiques aiment appeler la connectivité. Il existe différents modèles de gestion de la connectivité entre Chine, États-Unis et Europe. La Chine s’efforce d’être au cœur, comme on peut le voir avec l’initiative des routes de la soie. Elle peut s’appuyer sur son industrie, sur l’innovation dans quelques secteurs mais son mode de gouvernance politique, son absence d’alliance et sa difficulté à réformer sont de véritables faiblesses. Les États-Unis ont pour objectif de garder une emprise globale ; en termes de moyens, leur position reste dominante dans le militaire et la finance, ils maîtrisent un certain nombre de réseaux, ils ont des alliances de longue date et étendues, des multinationales puissantes, mais leur industrie est faible et leurs dysfonctionnements internes profonds se traduisent par un niveau record d’inégalités, entre autres. En Europe, les objectifs s’expriment en termes de notre système de démocratie libérale, d’une sorte de mission autour de la défense des droits de l’homme, et d’une gestion dépolitisée des relations internationales, le tout s’appuyant sur une économie sociale de marché, un système d’échanges ouverts sur des accords internationaux. L’Europe possède des forces importantes : sa puissance industrielle et commerciale, sa puissance normalisatrice, qui est très grande, sa gouvernance démocratique, son soft power, de plus en plus. Elle manque en revanche de hard power et la dépendance aux États-Unis est une faiblesse. Son véritable handicap est le manque de cohésion politique, mais c’est la nature même de l’Union européenne.

Pour finir, je soulignerais que ce qui caractérise notamment l’Union européenne est sa force normalisatrice : aujourd’hui, en tout cas pour les normes techniques, l’hyperpuissance normalisatrice est l’Europe. Dans les années 1970, on parlait de l’effet Californie, État pionnier d’une normalisation ambitieuse, qui se propageait ensuite au reste du pays, et souvent au reste du monde ; la Californie a ainsi été le premier État à interdire le plomb dans le carburant, une norme qui a ensuite été adoptée dans le reste des États-Unis, puis partout ailleurs. Aujourd’hui, c’est le rôle de l’Europe. Prenons comme exemple la réglementation sur les déchets électroniques, l’Europe a été la première à prendre des décisions qui ont conduit à la suppression des métaux lourds de leur composition, ce qui a été repris explicitement à l’identique par la Californie puis la Chine quelques années plus tard. En effet, l’Europe combine un grand marché, qu’une entreprise ne peut pas éviter au niveau mondial, une capacité de réglementation technique du meilleur niveau, une ambition plus haute que les autres, ce qui fait que, sur les produits pour lesquels les entreprises ne veulent pas s’encombrer de différents standards, elles convergent vers le standard européen.

J’ai tenté de partager avec vous ma lecture des ruptures profondes que nous avons connues depuis la crise financière de 2008-2009, ce qui n’est pas long à l’échelle historique, et comment elles peuvent se lire à travers les interactions tripolaires entre l’Union européenne, les États-Unis et la Chine. Pour résumer simplement, ma conclusion est la suivante : nous sommes dans un monde petit et conflictuel, ce qui signifie que l’interdépendance est irréversible et que les défis qui se présentent à nous sont communs. Dans ce contexte, la sécurité est en train de devenir, pour de nombreux gouvernements, sinon une obsession, du moins une boussole.

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Il y a un besoin fondamental de promouvoir le concept et les bonnes pratiques de responsabilité sociale en prenant en compte le fait que chaque entreprise doit rendre cohérents sa recherche de compétitivité et sa responsabilité sociale.


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